La querelle de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) :

 

Naissance et mort de la Communauté européenne de défense (C.E.D.)

Les critiques gaullistes de la Communauté européenne de défense (C.E.D.)




Naissance et mort de la Communauté européenne de défense (C.E.D.)

 

Ce qu’il est convenu de qualifier de «parenthèse supranationale du gaullisme » ne correspond cependant pas à la doctrine européenne gaullienne, telle qu’elle ressort dans la durée des actions et des discours de Charles de Gaulle. L’épisode de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) est en effet fondamental dans l’élaboration d’une identité politique gaulliste dans le domaine européen.

Le rôle des gaullistes est en outre incontournable dans l’étude historique de la querelle de la Communauté européenne de défense (C.E.D.). La position des parlementaires gaullistes, situés avec les communistes dans l’opposition aux gouvernements de « troisième force », est en effet déterminante dans l’échec définitif de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) en 1954. Enfin, l’épisode de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) est essentiel dans l’étude du gaullisme, particulièrement dans son opposition avec le courant démocrate-chrétien[1].

 

La querelle de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) s’inscrit dans les débats sur la résurrection d’une armée allemande, souhaitée par les États-Unis d’Amérique dans le contexte de la guerre de Corée (25 juin 1950), mais refusée par la France. D’où l’idée d’une « armée européenne » sur le modèle du « pool charbon-acier » (Robert Schuman) à l’origine de la Communauté européenne du charbon et de l’acier ou C.E.C.A. (18 avril 1951) entre six États européens (Allemagne fédérale, Belgique, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas).

 

Lancé par le Président du Conseil René Pleven, le principe d’une «armée européenne » est approuvé le 26 octobre 1950 à l’Assemblée nationale par 343 voix contre 225 (communistes et gaullistes). Le traité de Paris instituant la Communauté européenne de défense ou C.E.D. est ensuite signé entre les Six le 27 mai 1952 (gouvernement d’Antoine Pinay). En août 1954 la France et l’Italie n’ont cependant toujours pas ratifié le traité de Communauté européenne de défense (C.E.D.).

Pierre Mendès-France soumet finalement le projet de ratification à l’Assemblée nationale, sans néanmoins engager la responsabilité de son gouvernement[2]. L’Assemblée nationale, dont le renouvellement général de juin 1951 est marqué par une poussée gaulliste[3], vote alors le 30 août 1954 une question préalable, entraînant le rejet sans débat du projet de Communauté européenne de défense (C.E.D.)[4] :

 

pour

319

contre

  264[5]

abstention

12

ne prennent pas part au vote

   31[6]

 

 

 

Les critiques gaullistes de la Communauté européenne de défense (C.E.D.)

 

Les critiques gaullistes de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) portent sur trois points essentiels : l’inexistence d’une Europe politique ; la dépendance de l’« armée européenne » vis-à-vis des États-Unis d’Amérique ; le refus de la supranationalité dans le domaine de la défense nationale.

 

La première raison de l’opposition des gaullistes à la Communauté européenne de défense (C.E.D.) est le constat de l’inexistence d’une Europe politique, tant au niveau des structures politiques que de la conscience des peuples européens. Or ce n’est pour Charles de Gaulle que dans le cadre d’une réelle Europe politique qu’une armée européenne pourrait, éventuellement, être envisagée[7] :

« J’entends bien, enfin, qu’on évoque le projet d’une armée dite « européenne », qui, par mélanges alchimiques, combinaisons algébriques et formules cabalistiques, résoudrait le problème de la sécurité de notre continent comme celui de son unité. Mais comment peut-on sérieusement concevoir l’armée de l’Europe quand cette Europe n’existe pas ? Comment admettre que, pour défendre la France, il convienne, tout d’abord, de supprimer l’armée française ? »[8]

« Je viens de dire que le nom donné à l’armée dite « européenne » est un titre fallacieux. Pour qu’il y ait l’armée européenne, c’est-à-dire l’armée de l’Europe, il faut d’abord que l’Europe existe, en tant qu’entité politique, économique, financière, administrative et, par-dessus tout, morale, que cette entité soit assez vivante, établie, reconnue, pour obtenir le loyalisme congénital de ses sujets, pour avoir une politique qui lui soit propre et, pour que, le cas échéant, des millions d’hommes veuillent mourir pour elle. Est-ce le cas ? Pas un homme sérieux n’oserait répondre oui. »[9]

 

La deuxième critique gaulliste de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) est le constat de la dépendance de l’armée européenne prévue vis-à-vis des États-Unis d’Amérique. Le projet de Communauté européenne de défense (C.E.D.) prévoit en effet que son organe dirigeant, le Commissariat de la Communauté européenne de défense, soit placé sous la tutelle de l’O.T.A.N. :

« Mais, à supposer même que l’Europe existât, comme État et comme nation, il faudrait pour qu’il y ait l’armée européenne, que l’Europe dispose de son armée. Or, cette armée dite « européenne » que le traité prétend bâtir, il la remet pour l’emploi, organiquement, automatiquement, uniquement, au commandant en chef atlantique, c’est-à-dire, pour peu qu’on veuille bien ne pas jouer sur les mots, au commandant en chef américain en Europe ce qui en fait l’un des instruments d’une stratégie américaine. »[10]

 

Enfin, la troisième critique gaulliste de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) porte sur le refus de la supranationalité dans le domaine de la défense. Si les deux premières critiques ne récusent pas le principe d’une armée européenne sous certaines conditions (existence d’une Europe politique et indépendance vis-à-vis des États-Unis d’Amérique), c’est sur ce point que se cristallisent très vite les débats autour de la Communauté européenne de défense (C.E.D.).

Les gaullistes adoptent alors une position définitive de refus de toute supranationalité, avec l’émergence de la thématique stato-souverainiste qui caractérisera sous la Cinquième République le discours gaullien sur l’Europe. Le projet de Communauté européenne de défense (C.E.D.) constitue en outre selon Charles de Gaulle un marché de dupes pour la France, qui est alors le seul État européen à posséder une véritable armée :

« Pour organiser l’Europe, qu’on la prenne donc comme elle est, c’est-à-dire comme un ensemble formé de peuples très distincts dont chacun a, bien à lui, son corps, son âme, son génie et, par suite, doit avoir ses forces. Renvoyons aux géomètres les plans étranges qui prétendent mêler, à l’intérieur des mêmes unités, les contingents de pays divers pour fabriquer l’armée apatride. Où donc les soldats de cette Babel militaire iraient-ils puiser leur vertu ? Si, pour une coalition, il est nécessaire d’instituer entre États, par délégation de tous, un système unique aux échelons supérieurs du Commandement, le principe qui domine tout c’est qu’une armée se bat avant tout pour son pays, sous l’autorité de son gouvernement et sous les ordres de ses chefs. Aucune, je dis aucune, de celle que doit fournir l’Europe ne saurait être ni bâtie, ni employée, autrement. »[11]

« Néanmoins, nous avons dit, et nous disons toujours : il faut que la confédération européenne se fasse. Il faut que l’Allemagne y entre pourvu que cette confédération ait une consistance, des pouvoirs, une structure solide. Au lieu de cela, qu’a-t-on fait ? Vous le voyez tous. On a fait des caricatures. On a fait le Conseil de l’Europe qui, hélas ! n’est pas autre chose. On a, d’autre part, et dans la carence où on se trouvait au point de vue de l’unité de l’Europe, pris la question d’une manière fragmentaire et, par-là même, arbitraire. C’est alors que sont apparus, d’une part le plan de pool charbon-acier, d’autre part le plan d’armée qualifiée d’européenne, plans qui sont, dans l’état actuel des choses, de grands risques pour notre pays. Car le premier, faute qu’il y ait une Europe établie, avec une structure et des pouvoirs définis, pourrait bien coûter très cher à la métallurgie française. Quant au second, il revient en somme à ceci que la France, parmi toutes las nations qui ont réellement une armée, serait la seule à perdre la sienne, et cela pour construire un étrange mélange militaire, placé sous le vocable d’une Europe qui n’existe pas, mais remplacée au pied levé par un général américain, très bon et très glorieux sans nul doute, mais qui semble déjà doté d'un lot suffisant d’apanage. »[12]

« Voici que le projet artificieux d’armée dite « européenne » menace d’en finir avec la souveraineté française. Il s’agirait en effet que notre armée disparût dans une création hybride, placée, pour donner le change, sous le vocable de l’Europe. Mais, comme l’Europe, en tant qu‘entité responsable et souveraine, n’existe absolument pas, faute que l’on ait, d’ailleurs, fait ce qu’il faut pour qu’elle existe, c’est au grand chef américain que cette force est remise. Je demande au nom de quoi l’ardeur, la confiance, l’obéissance, pourraient être exigées des citoyens français incorporés dans un organisme apatride. Je demande pourquoi, de toutes les grandes puissances qui ont actuellement une armée, seule la France perdrait la sienne, tandis que les États-Unis, l’Angleterre, l’Union soviétique, la Chine, ainsi d’ailleurs que l’Espagne, la Turquie, la Yougoslavie, l’Argentine, le Brésil, etc., garderaient, bien entendu, la leur ?

(…) C’est seulement dans le cadre, les liens, les obligations, d’une Europe confédérée que nous appelons de nos vœux, que les diverses armées du continent, y compris celle de l’Allemagne, pourrait être, dans de bonnes conditions, non confondues, mais conjuguées. »[13]

« C’est dans ces conditions qu’on prétend établir une « communauté de défense » et créer une armée qualifiée d’« européenne » sous commandement américain. Pêle-mêle avec l’Allemagne et l’Italie vaincues, la France doit verser ses hommes, ses armes, son argent, dans un mélange apatride. Cet abaissement lui est infligé, au nom de l’égalité des droits, pour que l’Allemagne soit réputée n’avoir pas d’armée tout en refaisant des forces militaires. Bien entendu, la France, entre toutes les grandes nations qui ont, aujourd’hui, une armée, est la seule qui perde la sienne. »[14]

« Eh quoi ? Ces deux peuples se battent depuis plus de vingt siècles ; l’Allemagne est, sans relâche, en proie à l’instinct de la domination, hier encore il s’en fallut de peu qu’elle ne tuât la France ! Rien n’est plus simple que d’arranger cela. Mélangeons cette France et cette Allemagne ! En particulier, puisque la France victorieuse a une armée, que l’Allemagne vaincue n’en a pas, supprimons l’armée française ! Créons ensuite une armée apatride faite de Française et d’Allemands. Il est vrai qu’au-dessus d’une armée il faut un gouvernement. Qu’à cela ne tienne ! Fabriquons en un, apatride lui aussi, une technocratie commode que nous appellerons « communauté de défense ». En dehors des apparences, la chose, d’ailleurs, importe peu, car nous remettrons cette armée, qualifiée d’« européenne », au commandement américain.

Monsieur Adenauer veut être européen. Il souhaite qu’on fasse l’Europe. Fort bien ! Mais croit-il que ce soit faire l’Europe, n’est-ce pas plutôt la tuer, que de fabriquer, à grand renfort d’interventions américaines, ce monstre artificiel, ce robot, ce Frankenstein, que, pour tromper le monde, on appelle la Communauté ? Monsieur Adenauer ne croit-il pas qu’il y aurait beaucoup mieux à faire ? »[15]

 

Si les gaullistes sont unis dans leur opposition à la Communauté européenne de défense (C.E.D.), le contexte politique est néanmoins celui d’éclatement du gaullisme : le 6 mars 1952 vingt-sept députés R.P.F. votent l’investiture du gouvernement d’Antoine Pinay, ils sont exclus du R.P.F. en juillet 1952[16]; le 6 mai 1953 Charles de Gaulle annonce que le R.P.F. suspend ses activités électorales et parlementaires, le groupe parlementaire R.P.F. devient celui de l’Union des républicains d’action sociale (U.R.A.S.) ; à partir de juin 1953 des gaullistes participent aux ministères de la Quatrième République ; après le rejet de la Communauté européenne de défense (C.E.D.), les gaullistes se divisent entre adversaires (Gaston Palewski, René Capitant, Jacques Soustelle, Edmond Michelet) et partisans (Michel Debré) de la ratification des accords de Londres et de Paris[17] ; le 13 septembre 1955 Charles de Gaulle annonce que le R.P.F. suspend toute activité ; aux élections législatives du 2 janvier 1956 les gaullistes (« républicains sociaux ») se divisent entre partisans d’Edgar Faure et partisans de Pierre Mendès-France[18] ; le 9 juillet 1957 les seize députés « républicains sociaux » (sur vingt et un) qui votent contre la ratification du traité de Communauté économique européenne (C.E.E.) ne représentent qu’une faible minorité des opposants (poujadistes, communistes, mendésistes) [19].

Pour Charles de Gaulle c’est la « traversée du désert ».

 



[1] l’opposition entre gaullisme et démocratie chrétienne n’allait pas de soi ; il convient brièvement de rappeler que Charles de Gaulle appartenait avant-guerre au courant démocrate-chrétien et qu’à la Libération un des slogans du Mouvement républicain populaire (M.R.P.), issu de la Résistance d’inspiration démocrate-chrétienne, était « Le M.R.P., parti de la fidélité » au général de Gaulle (Maurice Schumann). Il existe par ailleurs une filiation idéologique fondamentale entre le christianisme social et la doctrine sociale gaullienne.

L’opposition dans le domaine européen entre gaullistes et démocrates-chrétiens resurgira en mai 1962.

[2] Pierre Mendès-France déclare en effet à l’ouverture des débats parlementaires (28 août 1954) : « N’ayant pu réaliser la conciliation au sein du gouvernement, ni obtenir à Bruxelles l’adoption du protocole, je confirme que le gouvernement n’engage pas son existence sur le traité de Paris. Il se refuse à participer à un vote qui divise l’Assemblée et l’opinion, et qui aurait dû recevoir une solution de compromis ».

A noter le 14 août le départ du gouvernement de trois ministres gaullistes opposés à la C.E.D. (Jacques Chaban-Delmas, Pierre Kœnig et Maurice Lemaire).

[3] aux élections législatives du 17 juin 1951 le R.P.F. obtient 21,6% des suffrages exprimés et 118 élus; le 10 novembre 1946 l’Union gaulliste pou la Quatrième République (René Capitant) avait obtenu 3% des suffrages exprimés et 6 élus.

Sur les critiques formulées par Charles de Gaulle au « pool charbon-acier » (plan Schuman) et à l’« armée européenne » (plan Pleven), se rapporter à l’intégralité de la conférence de presse tenue au Palais d’Orsay le 21 décembre 1951. Cette conférence de presse se déroule dans le contexte de la ratification par l’Assemblée nationale du traité de Communauté européenne de charbon et de l’acier ou C.E.C.A. (13 décembre 1951).

[4] Le « crime du 30 août » est à l’origine de l’hostilité durable des démocrates-chrétiens envers le radical Pierre Mendès-France.

[5] 99 communistes et apparentés, 67 R.P.F. sur 73, 44 modérés sur 136, 44 radicaux et U.D.S.R. sur 100, 53 socialistes sur 105, 12 divers.

[6] parmi les 31 députés qui ne prennent pas part au vote figurent 23 membres du gouvernement.

[7] il convient cependant de signaler que l’article 38 du traité de Communauté européenne de défense (C.E.D.) se donne pour objectif la création d’une structure politique.

[8] déclaration devant l’Association de la presse anglo-américaine de Paris, 12 septembre 1951.

[9] conférence de presse tenue à l’hôtel Continental, 25 février 1953.

[10] conférence de presse tenue à l’hôtel Continental, 25 février 1953.

[11] discours prononcé à Nîmes, 7 janvier 1951.

[12] discours de clôture du Conseil national du R.P.F., Saint-Mandé, 4 novembre 1951.

[13] discours de clôture des quatrièmes Assises nationales du R.P.F., Nancy, 25 novembre 1951.

[14] déclaration du 6 juin 1952.

[15] conférence de presse tenue à l’hôtel Continental, 12 novembre 1953.

[16] issus de l’aile droite du gaullisme, les parlementaires dissidents forment le Groupe indépendant d’Action républicaine et sociale (A.R.S.) avant de rallier le Centre national des indépendants et paysans (C.N.I.P.).

[17] après l’échec de la Communauté européenne de défense (C.E.D.), les accords de Londres (3 octobre 1954) et de Paris (23 octobre 1954) élargissent l’Union occidentale (traité de Bruxelles) à l’Allemagne fédérale et à l’Italie, en instituant l’Union de l’Europe occidentale (U.E.O.), et  admettent l’Allemagne fédérale dans l’O.T.A.N. (entrée en vigueur des accords de Londres et de Paris : 6 mai 1955).

L’Assemblée nationale ratifie les accords de Londres et de Paris le 30 décembre 1954 par 287 voix contre 260.

[18] les « républicains sociaux » du Front républicain (dirigé par Pierre Mendès-France, Guy Mollet, François Mitterrand, Jacques Chaban-Delmas) obtiennent 1,2% des suffrages exprimés ; les « républicains sociaux » hors Front républicain obtiennent 2,7% des suffrages exprimés.

[19] récapitulatif des principaux votes européens de l’Assemblée nationale sous la Quatrième République :

 

principe

d’une C.E.D.

 

octobre 1950

ratification

traité C.E.C.A.

 

décembre 1951

ratification

traité C.E.D.

 

août 1954

principe d’une C.E.E.A.

 

juillet 1956

principe

d’une C.E.E.

 

janvier 1957

ratification

traités C.E.E.

et C.E.E.A.

juillet 1957

pour

343

377

264

332

322

342

contre

225

233

319

181

207

279

Source : Jacques Chapsal, La vie politique en France de 1940 à 1958, Paris : P.U.F., 1990.

C.E.D.: Communauté européenne de défense

C.E.C.A.: Communauté européenne du charbon et de l'acier

C.E.E.A. : Communauté européenne de l’énergie atomique ou Euratom

C.E.E.: Communauté économique européenne





 

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