B. LA TROISIÈME VOIE EUROPÉENNE : NI U.R.S.S., NI E.U.A.

 

 

L’Europe européenne : la sortie du commandement intégré de l’O.T.A.N.

 

Charles de Gaulle souhaite que l’Europe politique représente une troisième voie, une force politique indépendante des « deux hégémonies », c’est-à-dire l’U.R.S.S. et les États-Unis d’Amérique. Cette « Europe européenne » serait un facteur d’équilibre mondial et donc de paix :

« En voulant et en proposant l’organisation d’une Europe ayant sa propre politique, la France est certaine de servir l’équilibre, la paix et le progrès de l’univers. »[1]

« Et que dire de ce que pourrait faire, en faveur de la paix, partout où elle est et serait troublée, notre continent guéri de la passion de conquérir, s’il voulait solidairement assurer à chaque peuple de la terre le droit et la garantie de décider lui-même de son destin ? Y aurait-il eu une guerre du Viêt-nam si l’Europe était unie ? »[2]

« Au demeurant, une Europe qui ne serait plus divisée, de quel poids pèserait-elle pour soutenir et maintenir la paix dans toutes les parties du monde ! Y aurait-il eut une guerre en Asie, y en aurait-il une en Orient, si notre continent avait organisé sa coopération ? »[3]

« Amener à se grouper au point de vue politique, économique, stratégique, les États qui touchent au Rhin, aux Alpes, aux Pyrénées, faire de cette organisation l’une des trois puissances planétaires et s’il le faut un jour l’arbitre entre les deux camps, soviétique et anglo-saxon. Depuis 1940, ce que j’ai pu accomplir ménageait ces possibilités. »[4]

 « J’entends d’une Europe formée d’hommes libres et d’États indépendants, organisée en un tout susceptible de contenir toute prétention éventuelle d’hégémonie et d’établir entre les deux masses rivales l’élément d’équilibre dont la paix ne se passera pas. C'est à la France qu’il appartient de prendre, dans ce domaine essentiel, les initiatives nécessaires. »[5]

« Veut-on, ou ne veut-on pas, que l’Europe soit européenne ? Veut-on éviter qu’elle soit subordonnée aux États-Unis, ou ne le veut-on pas ? Veut-on, ou ne veut-on pas, que le Marché commun soit complété par une organisation politique, faute de quoi la construction économique finirait par dépérir ? Veut-on, ou ne veut-on pas, que les chefs d’État ou de gouvernement se réunissent pour arrêter ensemble les décisions qu’ils sont seuls à même de prendre ? »[6]

« Quant à mettre un terme à la coopération amicale, réciproque et calculée que nous pratiquons à l’égard d’un certain nombre d’États en voie de développement, (…) cela équivaudrait à renier le rôle qui nous revient à l’égard de l’évolution qui porte tant de peuples d’Afrique, d’Asie, d’Amérique latine, à se développer à leur tour sans se livrer à l’une ou l’autre des deux hégémonies qui tendent à se partager l’univers tant que l’Europe de l’Ouest n’aura pas pu ou voulu s’organiser de telle sorte que l’équilibre s’établisse. »[7]

« Mais quelle Europe ? C’est là le débat. En effet, les commodités établies, les renoncements consentis, les arrière-pensées tenaces ne s’effacent pas aisément. Suivant nous, Français, il s’agit que l’Europe soit européenne. Une Europe européenne signifie qu’elle existe par elle-même et pour elle-même, autrement dit qu’au milieu du monde elle ait sa propre politique. Or, justement, c’est cela que rejettent, consciemment ou inconsciemment, certains qui prétendent cependant vouloir qu’elle se réalise. Au fond, le fait que l’Europe, n’ayant pas de politique, resterait soumise à celle qui lui viendrait de l’autre bord de l’Atlantique leur paraît, aujourd’hui encore, normal et satisfaisant. »[8]

« A qui serait-il possible d’ignorer la signification attachée par nous au traité d’action commune qui fut signé l’an dernier, sans restriction ni préambule, par les Gouvernements de Bonn et de Paris ? Mais, à une transformation aussi complète et aussi méritoire de l’état d’âme, de l’attitude, de l’action, qui furent nécessairement les nôtres depuis trois siècles, il faut une justification qui lui soit proportionnée. Laquelle ? sinon l’accomplissement, en commun avec l’Allemagne, d’une ambition à la fois ancienne et très moderne : la construction d’une Europe européenne, autrement dit indépendante, puissante et influente au sein du monde libre. »[9]

« Au surplus, pour que la Communauté économique des Six soit durable et pour qu’elle puisse aller en se développant, la coopération politique des États qui en sont membres et à coup sûr indispensable. Or, nous n’avons cessé de proposer qu’une telle coopération s’organise progressivement, à la seule condition qu’elle vise à définir et à suivre une politique qui soit européenne, et non point à se conformer par principe et nécessairement à une politique qui ne l’est pas. C’est cette condition qui a empêché jusqu’à présent le plan français d’être adopté, bien qu’aucun autre n’ait été formulé. »[10]

« Depuis 1958, nous, Français, n’avons pas cessé de travailler à mettre un terme au régime des deux blocs. C’est ainsi que, tout en pratiquant d’étroites relations avec les pays de l’Ouest européen et en allant jusqu’à changer, à l’égard de l’Allemagne, notre ancienne inimité en cordiale coopération, nous nous sommes progressivement détachés de l’organisation militaire de l’O.T.A.N. qui subordonne les Européens aux Américains. C’est ainsi que, tout en participant au Marché commun, nous n’avons jamais consenti pour les Six au système dit « supranational » qui noierait la France dans un ensemble apatride et n’aurait d’autre politique que celle du protecteur d’outre-Océan. C’est ainsi que notre volonté de ne point risquer cette absorption atlantique est l’une des raisons pour lesquelles, à notre grand regret, nous avons jusqu’à présent différé l’entrée de la Grande-Bretagne dans l’actuelle Communauté. »[11]

« Il faut que l’Europe occidentale s’organise, autrement dit que ses États se rapprochent, de façon à devenir capables de faire front aux deux mastodontes, les États-Unis et la Russie. Il faut commencer par les cinq ou six États qui peuvent former le noyau dur ; mais sans rien entreprendre qui puisse empêcher un jour les autres de les rejoindre. »

La recherche d’une troisième voie européenne est à l’origine de la sortie de la France du commandement intégré de l’O.T.A.N., le 7 mars 1966[12]. La volonté de Charles de Gaulle de réformer ou de sortir de l’O.T.A.N. est présente dès le début de la Cinquième République (mémorandum du 14 septembre 1958, conférence de presse du 5 septembre 1960), et il convient de remarquer que les forces navales françaises avaient déjà repris leur indépendance du commandement intégré de l’O.T.A.N., le 7 mars 1959 pour celles de la Méditerranée et le 21 juin 1963 pour celles de la Manche et de l’Atlantique.

La décision de quitter le commandement intégré de l’O.T.A.N. n’est cependant pas issue d’un revirement de politique extérieure, mais d’un changement de perspective, notamment après l’échec du plan Fouchet et l’altération du traité franco-allemand de l’Élysée. La France prend en effet seule la liberté et l’indépendance souhaitées par Charles de Gaulle, sans succès, pour l’Europe tout entière. Dans les déclarations de Charles de Gaulle sur l’indépendance de la France se retrouve ainsi la même thématique que celle utilisée pour l’Europe européenne :

« En attendant que le ciel se découvre, la France poursuit par ses propres moyens ce que peut et doit être une politique européenne et indépendante. Le fait est que, partout, les peuples s’en félicitent et qu’elle-même ne s’en trouve pas mal. »[13]

« Enfin, la réapparition de la nation aux mains libres, que nous sommes redevenus, modifie évidemment le jeu mondial qui, depuis Yalta, paraissait être désormais limité à deux partenaires. Mais comme, dans cette répartition de l’univers entre deux hégémonies et, par conséquent, en deux camps, la liberté, l’égalité, la fraternité des peuples ne trouvent décidément pas leur compte, un autre ordre, un autre équilibre, sont nécessaires à la paix. Qui peut les soutenir mieux que nous pourvu que nous soyons nous-mêmes ? »[14]

« Ainsi certains, s’exaltant au rêve de l’Internationale, voulaient-ils placer notre pays, comme eux-mêmes se plaçaient, sous l’obédience de Moscou. Ainsi d’autres, invoquant, ou bien le mythe supranational, ou bien le péril de l’Est, ou bien l’intérêt que pourrait trouver l’Occident atlantique à unifier son économie, ou bien encore l’utilité grandiose d’un arbitrage universel, prétendaient-ils que la France laissât sa politique se fondre dans une Europe fabriquée tout exprès, sa défense dans l’O.T.A.N., sa conception monétaire dans le Fonds de Washington, sa personnalité dans les Nations Unies, etc. Certes, il est bon que de telles institutions existent et nous pouvons avoir quelque intérêt à en faire partie, mais si nous avions écouté les apôtres excessifs, ces organismes où prédominent – tout le monde le sait – la protection politique, la force militaire, la puissance économique, l’aide multiforme des États-Unis, ces organismes n’auraient été pour nous qu’une couverture pour notre soumission à l’hégémonie américaine. Ainsi la France disparaîtrait, emportée par les chimères.

(…) La situation mondiale dans laquelle deux super-États auraient seuls les armes susceptibles d’anéantir tout autre pays, posséderaient seuls, par la dissuasion, le moyen d’assurer leur propre sécurité, tiendraient seuls sous leur obédience chacun son camp des peuples engagés, ne saurait à la longue que paralyser et stériliser le reste de l’univers en plaçant, tantôt sous le coup d’une écrasante concurrence, tantôt sous le joug d’une double hégémonie convenue entre les deux rivaux. Dans de telles conditions, comment l’Europe pourrait-elle s’unir, l’Amérique latine se révéler, l’Afrique suivre sa propre route, la Chine trouver sa place, les Nations Unies devenir une efficace réalité ? Faute que l’Amérique et l’Union soviétique aient détruit leurs armes absolues, il fallait rompre le charme. Nous le faisons, pour ce qui nous concerne, avec nos seuls moyens. »[15]

« Cependant, pour que la France ait prise sur la paix, en ce qui la concerne elle-même et, autant que possible, en ce qui concerne les autres, il lui faut l’indépendance. Aussi se l’est-elle assurée. Dès lors que l’Amérique et l’Union soviétique, colossales par leurs dimensions, leurs populations, leurs ressources, leurs forces nucléaires, sont partout et dans tous les domaines en rivalité permanente, chacune a naturellement constitué autour d’elle un bloc d’États qui lui sont directement liés, sur lesquels elle exerce son hégémonie et auxquels elle promet sa protection. En conséquence de quoi ces États conforment, bon gré mal gré, leur politique à celle de leur grand allié, lui soumettent leur défense, lui confient leur destinée. En se retirant de l’O.T.A.N., la France, pour sa part, s’est dégagée d’une telle sujétion.

(…) Ainsi, le fait que la France, sans renier aucunement l’amitié qu’elle porte aux nations anglo-saxonnes, mais rompant avec le conformisme absurde et périmé de l’effacement, prenne une position proprement française au sujet de la guerre du Viêt-nam, ou du conflit au Moyen-Orient, ou de la construction d’une Europe qui soit européenne, ou du bouleversement qu’entraînerait, pour la Communauté des Six, l’admission de l’Angleterre et de quatre ou cinq autres États, ou des rapports avec l’Est, ou de la question monétaire internationale, ou – pas plus tard qu’hier – de l’unanime et indescriptible volonté d’affranchissement que les Français du Canada ont manifesté autour du Président de la République française, stupéfie et indigne-t-il les apôtres du déclin. »[16]

Cette nouvelle perspective explique d’autres domaines de la politique étrangère gaulliste, de l’approfondissement de l’antagonisme avec les Etats-Unis d’Amérique (discours de Phnom Penh du 1er septembre 1966, « Vive le Québec libre ! » lancé le 24 juillet 1967 à Montréal, politique monétaire d’indépendance vis-à-vis du dollar nord-américain, etc.) au rapprochement de la France avec le tiers-monde afin de favoriser l’émergence d’un monde multipolaire (reconnaissance de la Chine populaire le 27 janvier 1964, visite au Mexique en mars 1964, visite en Amérique du Sud en septembre et octobre 1964, etc.).

 

Ces questions sont en outre essentielles dans l’étude du gaullisme. C’est en effet dans le domaine de la politique extérieure que l’opinion publique est nettement favorable, et de plus en plus, à l’action de Charles de Gaulle[17]. La politique étrangère constitue en outre un des éléments constitutifs de la gauche gaulliste. Le courant le plus représentatif à cet égard est le Groupe des vingt-neuf[18]. Dans son Appel en faveur de la politique étrangère de la Cinquième République ses membres fondateurs déclarent ainsi :

« Nous tenons pour primordiale la politique étrangère. En accord avec un grand nombre d’électeurs de gauche, et en accord avec la majorité des forces de progrès dans le monde, nous soutenons une politique internationale de paix fondée sur le refus d’intégration à des blocs hégémoniques, sur une Europe élargie et réconciliée et sur la coopération avec les pays du « tiers-monde » et les nations non-engagées. »[19]

 



[1] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 23 juillet 1964.

[2] toast adressé à A. Kossyguine, 1er décembre 1966.

[3] discours prononcé devant la Diète polonaise, 11 septembre 1967.

[4] Mémoires de guerre, Tome III.

[5] discours prononcé à Lille, 29 juin 1947.

[6] propos tenus lors du Conseil de ministres le lendemain de l’échec du plan Fouchet (17 avril 1962).

[7] allocution radiodiffusée et télévisée prononcée au Palais de l’Élysée, 16 avril 1964.

[8] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 23 juillet 1964.

[9] discours prononcé à Strasbourg, 22 novembre 1964.

[10] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 28 octobre 1966.

[11] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 9 septembre 1968.

[12] il convient de souligner que la France reste toutefois membre de l’Alliance atlantique et que lors des crises internationales (crise de Berlin d’août 1961, crise de Cuba d’octobre 1962, etc.) la France a toujours été totalement solidaire des États-Unis d’Amérique. Charles de Gaulle avait notamment déclaré devant le Congrès des États-Unis d’Amérique que « si, matériellement parlant, la balance est égale entre les deux camps qui divisent l’univers, moralement elle ne l’est pas. La France, pour sa part, a choisi ; elle a choisi d’être du côté des peuples libres, elle a choisi d’y être avec vous » (25 avril 1960).

[13] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 23 juillet 1964

[14] allocution radiodiffusée et télévisée prononcée au Palais de l’Élysée, 27 avril 1965.

[15] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 28 octobre 1966.

[16] allocution radiodiffusée et télévisée prononcée au Palais de l’Élysée, 10 août 1967.

[17] L’opinion française et la politique extérieure gaulliste :

Appréciation générale

février 1963

novembre 1963

février 1965

mars 1968

satisfait

36%

40%

44%

56%

mécontent

17%

21%

16%

25%

ne se prononcent pas

47%

39%

40%

19%

Source : Jean Charlot, Le phénomène gaulliste, Paris : Fayard, 1970, page 61.

Lire également Jacques Basso, « Les réactions de l’opinion à la politique étrangère du général de Gaulle », dans Espoir, numéro 62, mars 1988, pages 50-58.

[18] le Groupe des vingt-neuf se structure en novembre 1966 en se donnant comme secrétaire général François Sarda (ancien secrétaire général du Parti de la Jeune République). Le Groupe des vingt-neuf admet la double appartenance en faveur de la Convention de la Gauche Cinquième République, créée le 8 octobre 1966 avec comme secrétaire général l’un des vingt-neuf, Philippe Dechartre (ancien mendésiste).

[19] Le Monde, 11 mai 1966.

 





 

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