DEUXIÈME PARTIE :

LA DOCTRINE EUROPÉENNE GAULLISTE


A. L’EUROPE GAULLISTE


     Les projets européens de Charles de Gaulle possèdent un double objectif : d’une part réorienter la construction européenne et d’autre part construire l’Europe gaulliste.



Réorienter la construction européenne


L’Europe gaulliste de la souveraineté nationale
L’Europe des peuples et des États



L'Europe gaulliste de la souveraineté nationale

 

La querelle de la Communauté européenne de défense (C.E.D.) a fixé la doctrine européenne gaullienne sur des positions stato-souverainistes (ou nationalistes). Charles de Gaulle s’oppose en effet sous la Cinquième République à la construction d’une Europe supranationale au nom de la souveraineté des nations européennes et de l’efficacité politique :

« Je voudrais parler plus spécialement de l’objection de l’intégration. On nous l’oppose en disant : « Fondons ensemble les six États dans une entité supranationale ; ainsi ce sera très simple et très pratique. » Mais cette entité-là est impossible à découvrir faute d’un fédérateur qui ait aujourd’hui en Europe la force, l’adresse et le crédit suffisants. Alors on se rabat sur une espèce d’hybride dans lequel les six États acceptent de s’engager à se soumettre à ce qui sera décidé par une certaine majorité. 

(…) Y a-t-il une France, une Allemagne, une Italie, une Hollande, une Belgique, un Luxembourg, qui soient prêts à faire, sur une question importante pour eux au point de vue national et au point de vue international, ce qui leur paraîtrait mauvais parce que cela leur serait commandé par d’autres ? Est-ce que le peuple français, le peuple allemand, le peuple italien, le peuple hollandais, le peuple belge, le peuple luxembourgeois, songeraient à se soumettre à des lois que voteraient des députés étrangers, dès lors que ces lois iraient à l’encontre de leur volonté profonde ? Ce n’est pas vrai ! Il n’y a pas moyen, à l’heure qui est, de faire en sorte qu’une majorité étrangère puisse contraindre des nations récalcitrantes. Il est vrai que, dans cette Europe « intégrée » comme on dit, il n’y aurait peut-être pas de politique du tout. Cela simplifierait beaucoup les choses. En effet, dès lors qu’il n’y aurait pas de France, pas d’Europe, qu’il n’y aurait pas de politique faute qu’on puisse en imposer une à chacun des Six États, on s’abstiendrait d’en faire. Mais alors, peut-être, ce monde se mettrait-il à la suite de quelqu’un du dehors qui, lui, en aurait une. Il y aurait peut-être un fédérateur, mais il ne serait pas Européen. Et ce ne serait pas l’Europe intégrée, ce serait out autre chose de beaucoup plus large et de beaucoup plus étendu avec, je le répète, un fédérateur. Peut-être est-ce cela qui, dans quelque mesure et quelquefois, inspire certains propos de tel ou tel partisan de l’intégration de l’Europe. Alors, il vaudrait mieux le dire. »[1]

« Pas d’union européenne, disaient-ils, sinon par une intégration à direction supranationale ! Pas d’union européenne, si l’Angleterre n’en fait pas partie ! Pas d’union européenne, sauf à incorporer dans une communauté atlantique ! » Pourtant, il est clair qu’aucun des peuples n’admettrait de confier son destin à un aréopage principalement composé d’étrangers. De toute façon, c’est vrai pour la France. Il est clair, également, que l’Angleterre, grande nation et grand État, l’accepterait moins que quiconque. Il est clair enfin, que, fondre dans une politique multilatérale atlantique la position de l’Europe, ce serait en sorte qu’elle-même n’en ait aucune et, dès lors, on ne voit pas pourquoi elle en viendrait à se confédérer. »[2]

« On a vu donc nombre d’esprit, souvent d’ailleurs valables et sincères, préconiser pour l’Europe, non point une politique indépendante, qu’en vérité ils n’imaginent pas, mais une organisation inapte à en avoir une, rattachée dans ce domaine, comme dans celui de la défense et celui de l’économie, à un système atlantique, c’est-à-dire américain, et subordonnée, par conséquent à ce que les États-Unis appellent leur « leadership ». Cette organisation, qualifiée de fédérale, aurait eu comme fondements, d’une part un aréopage de compétences soustraites à l’appartenance des États et qu’on eût baptisé « Exécutif », d’autre part un Parlement sans qualification nationale et qu’on eût dit « Législatif ». Sans doute, chacun de ces deux éléments auraient-ils fourni ce à quoi il eût été approprié, savoir : des études pour l’aréopage et des débats pour le Parlement. Mais, à coup sûr, aucun des deux n’auraient fait ce qu’en somme on ne voulait pas qu’ils fassent, c’est-à-dire une politique. Car, si la politique doit évidemment tenir compte des débats et des études, elle est tout autre chose que des études et des débats.

La politique est une action, c’est-à-dire un ensemble de décisions que l’on prend, de choses que l’on fait, de risques que l’on assume, le tout avec l’appui d’un peuple. Seuls peuvent être capables et responsables les Gouvernements des nations. Il n’est certes pas interdit d’imaginer qu’un jour tous les peuples de notre continent n’en feront qu’un et qu’alors il pourrait y avoir un Gouvernement de l’Europe, mais il serait dérisoire de faire comme si ce jour était venu.

C’est pourquoi, la France, se refusant à laisser l’Europe s’enliser et à s’enliser elle-même dans une artificieuse entreprise qui eût dépouillé les États, égaré les peuples et empêché l’indépendance de notre continent, prit l’initiative de proposer à ses cinq partenaires du Traité de Rome un début d’organisation de leur coopération. »[3]

« On peut faire des discours sur l’Europe supranationale. Ce n’est pas difficile : il est facile d’être un Jean-foutre. »[4]

 

Selon Charles de Gaulle une intégration européenne supranationale conduirait en outre à une dissolution des nations (« comme du sucre dans le café ») et à une uniformisation des peuples européens :

« La France savait aussi bien que quiconque, en tout cas beaucoup mieux que ceux qui ne sont pas européens, qu’il ne peut y avoir d’Europe qu’en vertu de ses nations, que, de par la nature et l’Histoire, notre continent est tel que la fusion n’y est que confusion, à moins qu’elle ne soit l’oppression, qu’on n’est pas un européen si l’on est un apatride, que, par exemple, Chateaubriand, Gœthe, Byron, Tolstoï – pour ne parler que des romantiques – n’auraient rien valu du tout en volapük ou en espéranto, mais qu’ils sont toujours de grands écrivains de l’Europe parce que chacun d’eux s’inspira du génie de son pays. »[5]

« Chaque peuple est différent des autres, avec sa personnalité incomparable, inaltérable, irréductible. Si vous voulez que des nations s’unissent, ne cherchez pas à les intégrer comme on intègre des marrons dans une purée de marrons. »

« C’est en vertu de cette destination de l’Europe qu’y régnèrent les Empereurs romains, que Charlemagne, Charles Quint, Napoléon, tentèrent de la rassembler, qu’Hitler prétendit lui imposer son écrasante domination. Comment, pourtant, ne pas observer qu’aucun de ces fédérateurs n’obtient des pays soumis qu’ils renoncent à être eux-mêmes ? Au contraire, l’arbitraire centralisation provoquera toujours, par chocs en retour, la virulence des nationalités. Je crois donc qu’à présent, non plus qu’à d’autres époques, l’union de l’Europe ne saurait être la fusion des peuples, mais qu’elle peut et doit résulter de leur systématique rapprochement. »[6]

Charles de Gaulle s’oppose donc au caractère supranational de certaines institutions communautaires (Commission européenne, proposition d’élection du Parlement européen au suffrage universel direct[7], etc.). Il espère également que ses actions négatives (« compromis de Luxembourg ») ou positives (projets gaullistes d’Europe politique) permettraient de contourner et de subordonner les institutions communautaires existantes à un organe politique de type intergouvernemental, respectant la souveraineté des nations européennes.

 

 

L’Europe des peuples et des États

 

Charles de Gaulle veut construire l’« Europe des peuples et des États », c’est-à-dire une construction européenne conforme au double postulat de réalisme et de démocratie.

 

Le postulat démocratique signifie pour Charles de Gaulle de baser la construction européenne sur l’acceptation des peuples, au-delà de la seule volonté des dirigeants politiques. Charles de Gaulle préconise donc la tenue de référendums :

« Cette Europe prendra naissance si ses peuples, dans leur profondeur, décident d’y adhérer. Il ne suffira pas que des parlements votent une ratification. Il faudra des référendums populaires. »

« L’organisation de l’Europe est une chose énorme, extrêmement difficile et qui, à mon sens, implique un acte de foi populaire. Les institutions de l’Europe doivent naître des Européens, c’est-à-dire d’une manifestation démocratique, par le suffrage universel, des citoyens de l’Europe. Il faut poser à ces citoyens trois questions :

-         « Voulez-vous qu’on fasse l’unité de l’Europe, notamment au point de vue de son économie, de sa culture et de sa défense ? »

-         « Voulez-vous que l’on constitue un organe confédératif des peuples de l’Europe pour gérer cette unité ? »

-         « Pour élaborer les institutions européennes, voulez-vous nommer une Assemblée ? »

Je suis convaincu que, si l’on posait aux peuples ces trois questions, on en tirerait deux avantages immenses. (…) Le deuxième serait qu’on pourrait voir quels peuples veulent et quels peuples ne veulent pas. Alors, on saurait à quoi s’en tenir et l’on pourrait commencer. »[8]

« Mais, à cette confédération, on doit donner une base populaire et démocratique. Ce sont les peuples qui ont à la créer. Encore faut-il le leur demander. La première étape doit être un vaste référendum, organisé simultanément dans tous les pays intéressés. Il y aura là, au surplus, une grande force pour appuyer ceux qui veulent la communauté et une affirmation puissante vis-à-vis des États totalitaires au-delà du rideau de fer. »[9]

« Cela comporte un concert régulier organisé des Gouvernements responsables et puis, aussi, le travail d’organismes spécialisés dans chacun des domaines communs, organismes subordonnés aux gouvernements ; cela comporte la délibération périodique d’une assemblée qui soit formée par les délégués des parlements nationaux et, à mon sens, cela doit comporter, le plus tôt possible, un solennel référendum européen, de manière à donner à ce démarrage de l’Europe le caractère d’adhésion et de conviction populaire qui lui est indispensable. »[10]

 

Enfin, le postulat réaliste signifie pour Charles de Gaulle de baser la construction européenne sur des réalités (« l’Europe des réalités »), c’est-à-dire  sur les États :

« Pour pouvoir aboutir à des solutions valables, il faut tenir compte de la réalité. La politique n’est rien d’autre que l’art des réalités. Or, la réalité, c’est qu’actuellement l’Europe se compose de nations. C’est à partir de ces nations qu’il faut organiser l’Europe et, s’il y a lieu, de la défendre. Au lieu d’une fusion intolérable et impraticable, pratiquons l’association. En poursuivant des chimères, on a déjà perdu des années. »[11]

« (…) Il faut procéder non pas suivant des rêves, mais d’après des réalités. Or, quelles sont les réalités de l’Europe ? Quels sont les piliers sur lesquels on peut bâtir l’Europe ? En vérité, ce sont des États qui sont, certes, très différents les uns des autres, qui ont chacun son âme à soi, son Histoire à soi, sa langue à soi, ses malheurs, ses gloires, ses ambitions à soi, mais des États qui sont les seules entités qui aient le droit d’ordonner et l’autorité pour agir Se figurer qu’on peut bâtir quelque chose qui soit efficace pour l’action et qui soit approuvé par les peuples en dehors et au-dessus des États, c’est une chimère. »[12]

« (…) Je n’ai jamais, quant à moi, dans aucune de mes déclarations, parlé de « l’Europe des patries », bien qu’on prétende toujours que je l’ai fait. Ce n’est pas, bien sûr, que je renie, moi, la mienne ; bien au contraire, je lui suis attaché plus que jamais et je ne crois pas que l’Europe puisse avoir aucune réalité vivante si elle ne comporte pas la France avec ses Français, l’Allemagne avec ses Allemands, l’Italie avec ses Italiens, etc. Dante, Gœthe, Chateaubriand, appartiennent à toute l’Europe dans la mesure même où ils étaient respectivement Italien, Allemand et Français. Ils n’auraient pas beaucoup servi l’Europe s’ils avaient été des apatrides et s’ils avaient pensé, écrit en quelque « espéranto » ou « volapük » intégré…

Mais, il est vrai que la patrie est un élément humain, sentimental, alors que c’est sur des éléments d’action, d’autorité, de responsabilité qu’on peut construire l’Europe. Quels éléments ? Eh bien, les États ! Car il n’y a que les États qui soient à cet égard valables, légitimes et capables de réaliser. J’ai déjà dit et je répète, qu’à l’heure qu’il est, il ne peut y avoir d’autre Europe que celle des États, en dehors naturellement des mythes, des fictions, des parades. Ce qui se passe pour la Communauté économique, le prouve tous les jours, car ce sont les États, et les États seulement, qui ont créé cette Communauté économique, qui l’ont pourvue de crédits, qui l’ont dotée de fonctionnaires. Et ce sont les États qui lui donnent une réalité et une efficacité, d’autant plus qu’on ne peut prendre aucune mesure économique important sans commettre un acte politique. »[13]

« Alors, il faut prendre les choses comme elles sont, car on ne fait pas de politique autrement que sur les réalités. Bien entendu on peut sauter sur sa chaise comme un cabri en disant « l’Europe ! », « l’Europe ! », « l’Europe ! »  mais cela n’aboutit à rien et cela ne signifie rien. Je répète : il faut prendre les choses comme elles sont. (…) Alors, vous en avez qui crient : « Mais l’Europe, l’Europe supranationale ! Il n’y a qu’à mettre tout cela ensemble, il n’y a qu’à fondre tout cela ensemble, les Français avec les Allemands, les Italiens avec les Anglais, etc. » Oui, vous savez, c’est commode et quelquefois c’est assez séduisant, on va sur des chimères, on va sur des mythes mais ce ne sont que des chimères et des mythes. Mais il y a les réalités, et les réalités ne se traitent pas comme cela. Les réalités se traitent à partir d’elles-mêmes. »[14]

 

Enfin, si Charles de Gaulle utilise la formule d’« Europe des États » et récuse celle d’« Europe des patries », celle-ci est néanmoins fréquemment utilisée par les responsables gaullistes. Michel Debré se réclame ainsi de l’« Europe des patries et de la liberté »[15] et Alain Peyrefitte écrit notamment au sujet des projets gaullistes d’Europe politique : « Aujourd’hui Europe des patries, un jour patrie européenne »[16].

 



[1] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 15 mai 1962.

[2] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 31 janvier 1964.

[3] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 23 juillet 1964.

[4] réception à l’Élysée, 10 juin 1965. Charles de Gaulle écrivait en outre à Maurice André-Gillois : « Nous sommes « faits » pour être un grand peuple même quand nous nous renions nous-mêmes. La déception de nombre de Français à l’égard d’une France faible et médiocre les porte à s’en détourner (Communistes, Chateaubriant-Brasillach, partisans de l’« Europe des six »). », Lettres, Notes et Carnets 1951-1958, page 280.

[5] conférence de presse tenue à l’hôtel Continental, 12 novembre 1953.

[6] Mémoires d’Espoir, pages 181.

[7] Charles de Gaulle déclare à ce sujet : « En même temps, bien qu’il y ait déjà six Parlements nationaux plus l’Assemblée parlementaire européenne, plus l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, qui est, il est vrai, antérieure à la conception des Six et qui, me dit-on, se meurt aux bords où elle fut laissée, il faudrait de surcroît élire un Parlement de plus, qualifié d’européen, et qui ferait la loi aux six États » (15 mai 1962).

[8] conférence de presse tenue au Palais d’Orsay, 14 novembre 1949.

[9] conférence de presse tenue à l’hôtel Continental, 25 février 1953.

[10] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 5 septembre 1960.

[11] conférence de presse tenue à l’hôtel Continental, 25 février 1953.

[12] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 5 septembre 1960.

[13] conférence de presse tenue au Palais de l’Élysée, 15 mai 1962. A la suite de cette conférence de presse les ministres M.R.P. (Pierre Pflimlin, Maurice Schumann, Robert Buron, Paul Bacon, Joseph Fontanet) démissionnent du gouvernement de Georges Pompidou. Le 12 novembre 1953 Charles de Gaulle avait déjà parlé un peu près dans les mêmes termes du volapük et de l’espéranto.

[14] deuxième entretien radiodiffusé et télévisé avec Michel Droit, 14 décembre 1965.

[15] discours devant l’Assemblée nationale, 15 janvier 1959.

[16] Le Monde, 17 septembre 1960.

 





 

RETOUR PLAN

PAGE SUIVANTE

 

politique

 

politique  gaullisme  France Républicaine