CONCLUSION :

l’impasse européenne du gaullisme ?

 

 

Cette étude permet d’effectuer une double conclusion, concernant d’une part le rôle de Charles de Gaulle dans la construction européenne (rôle négatif ou positif), et d’autre part sur le gaullisme lui-même face à la construction européenne.

 

Le gaullisme a exercé une action négative dans deux domaines principaux : le rejet de la Communauté européenne de défense (C.E.D.), mais les gaullistes ne sont pas les seuls responsables de ce rejet, et le « compromis de Luxembourg », négation des dispositions du traité de Rome relatives aux modalités de vote au sein du Conseil des ministres européen. Le gaullisme a en revanche eu une action positive en ce qui concerne l’entrée en vigueur du Marché commun[1] et l’adoption de la Politique agricole commune (P.A.C.), ainsi qu’en ce qui concerne la réconciliation franco-allemande avec, au-delà, la naissance du « couple franco-allemand ».

 

L’appréciation du rôle du gaullisme dans la construction européenne dépend en fait largement d’autres questions.

Tout d’abord la question de la souveraineté : la souveraineté est-elle partageable entre différents échelons (fédéralisme) ? Si non : l’État souverain peut-il déléguer certaines compétences souveraines à l’échelon européen ? Si oui : quelles compétences ? Il faut rappeler à ce sujet qu’aux débuts de la Quatrième République Charles de Gaulle accepte des délégations de souveraineté à l’échelon européen dans les domaines de la défense, de la monnaie, de la politique économique et commerciale, etc. (« parenthèse supranationale » du gaullisme) ; puis que sous la Cinquième République il refuse en théorie toute supranationalité (l’« Europe des réalités » ou l’« Europe des peuples et des États ») mais accepte en pratique des délégations de souveraineté lorsque celles-ci sont conformes aux intérêts de la France (exemple du domaine agricole).

Ensuite des questions politiques, c’est-à-dire qu’il ne s’agit plus ici d’une question de contenant (l’Europe ou la nation ?) mais d’une question de contenus (quelles politiques mener ?)[2]. Il convient de remarquer que dans un système fédéral cette question ne se pose pas : les citoyens votent en effet directement pour telle ou telle politique en élisant un Parlement fédéral voire un président fédéral. Mais Charles de Gaulle n’a jamais été partisan d’une Europe fédérale. Le principal point de divergence sur la politique à mener entre la France est ses partenaires européens potentiels fut la politique internationale : indépendance (l’« Europe européenne ») ou atlantisme ? Subsidiairement émerge également une différence quant à l’articulation entre l’économique et le politique : le postulat de la primauté du politique énoncé par le gaullisme (« La politique de la France ne se fait pas à la corbeille », 28 octobre 1966) s’oppose en effet au libéralisme dominant les États anglo-saxons et l’Allemagne fédérale (symbolisé par l’action indépendante de la Bundesbank).

Enfin, en articulant les deux questions précédentes, se pose la question de la priorité (le contenant ou le contenu ?). Certains peuvent en effet penser qu’il fallait d’abord faire l’Europe supranationale, notamment en matière de politique étrangère et de défense, et ensuite discuter du contenu de la politique européenne à conduire en la matière. D’autres pensent au contraire que le contenu prime sur le contenant : mieux valait, par exemple, sous la présidence de Charles de Gaulle une France indépendante promotrice d’une troisième voie internationale plutôt qu’une Union européenne atlantiste[3]. Ne pourrait-on ainsi pas penser que l’enjeu actuel de l’Union européenne serait, face à la mondialisation et à l’ultra-libéralisme anglo-saxon, la construction d’une région promotrice d’un modèle social spécifique ?

 

 

Concernant le gaullisme, il convient de souligner le ralliement progressif des héritiers de Charles de Gaulle à la construction européenne communautaire[4]. La ratification de l’Acte unique européen[5] est ainsi approuvée sous le gouvernement de Jacques Chirac, le 20 novembre 1986, par 498 voix contre 35 (communistes) et 35 abstentions (extrême-droite). La totalité des députés néo-gaullistes votent donc pour la ratification, à l’exception de huit d’entre eux (dont Michel Debré), qui ne prennent pas part au vote.

Les débats autour du traité d’Union européenne ont certes fait réapparaître un discours néo-gaulliste opposé à une intégration européenne supranationale (Charles Pasqua, Philippe Séguin, Pierre Mazeaud), mais les néo-gaullistes, outre le ralliement de Philippe Séguin après le référendum de ratification du traité de Maastricht (vox populi, vox dei ), n’y sont plus opposés, au moins dans les faits, si ce n’est dans le discours (Michel Barnier, Édouard Balladur). Il est intéressant, pour illustrer cette normalisation européenne, d’analyser l’attitude des députés néo-gaullistes lors des derniers enjeux parlementaires relatifs à la construction européenne :

 

 

Maastricht :

révision[6]

Amsterdam :

révision[7]

Amsterdam :

ratification[8]

% de députés R.P.R. votant contre

   24,5 %[9]

14,5 %

13 %

% total de députés votant contre

13,5 %

11,5 %

13 %

% de députés R.P.R. parmi les votes contre

40,5 %

30 %

24 %

% total de députés R.P.R.

22 %

24 %

24 %

 

 

Enfin, il est important d’indiquer, pour conclure, que 82% des Français considèrent Charles de Gaulle comme « un bon européen » contre 12%[10]. Sous la présidence de Charles de Gaulle, une majorité de Français le considérait en outre comme « un partisan décidé de l’unification européenne » : 55% en moyenne de juin 1962 à mars 1969 contre 20% en moyenne qui pensent le contraire[11]. Le tableau suivant clôturera donc cette étude[12] :

 

Considèrent Charles de Gaulle comme  « un partisan décidé de l’unification européenne » :

juin 1962

juin 1965

février 1966

juillet/août 1966

avril 1968

49%[13]

61%

51%

66%[14]

58%

 

 



[1] il s’agit là du gaullisme au sens large : les gouvernements de la Quatrième République n’ayant pas voulu ou pu adopter les mesures de redressement économique et financier nécessaires ; mais ceci dépasse le cadre de la seule construction européenne.

[2] cette différenciation du contenu et du contenant est essentielle : la politique ultra-libérale longtemps suivie par la Commission européenne, avec l’accord des gouvernements européens, a ainsi dressé contre la construction européenne tout un électorat populaire. Mais il était politiquement bien plus facile pour des gouvernements théoriquement de gauche de faire passer déréglementations et privatisations en se cachant derrière l’alibi européen.

[3] ah, si Charles de Gaulle avait été le président d’une Union européenne fédérale !

[4] précédé par la levée du veto français à l’adhésion de la Grande-Bretagne en décembre 1969, sous la présidence de Georges Pompidou, ancien Premier ministre de Charles de Gaulle. C’est en outre sous le gouvernement d’Édouard Balladur qu’est votée l’indépendance de la Banque de France (4 août 1993) et Jacques Chirac a poursuivi, dans le cadre de la réforme de l’O.T.A.N. après la libération de l’Europe de l’Est, la politique de réintégration progressive de la France au commandement intégré (juin 1996), initiée en avril 1991 par François Mitterrand.

[5] signé le 28 février 1986 sous le gouvernement de Laurent Fabius.

[6] révision constitutionnelle préalable à la ratification du traité de Maastricht (13 mai 1992), ratifié par voie référendaire le 20 septembre 1992.

[7] révision constitutionnelle préalable à la ratification du traité d’Amsterdam (18 janvier 1999).

[8] autorisation de ratification du traité d’Amsterdam par l’Assemblée nationale (3 mars 1999).

[9] à noter cependant que 88 députés néo-gaullistes s’abstiennent (sur 99 abstentions au total), ce qui représente 70% du groupe R.P.R. (seulement 5 députés néo-gaullistes votent pour : Michel Barnier, Pierre Guillain de Bénouville, Jean-Pierre Delalande, Alain Devaquet et Patrick Devedjian).

[10] 6% des personnes interrogées ne se prononcent pas ; sondage I.F.O.P. effectué en 1990.

[11] Jean Charlot, Le phénomène gaulliste, Paris : Fayard, 1970, page 61.

[12] source : Jean Charlot, Les Français et De Gaulle, Paris : Plon/I.F.O.P., 1971.

[13] pourcentage le plus faible sur la période (contexte de la rupture avec le M.R.P. sur l’Europe), mais seulement 23% des personnes interrogées ne le considèrent pas comme « un partisan décidé de l’unification européenne » (28% des personnes interrogées ne se prononcent pas).

[14] pourcentage le plus élevé sur la période.

 





 

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